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Avril Dunoyer : une amoureuse de la photo argentique

Inconditionnelle de l’argentique, Avril Dunoyer nous parle de sa passion pour la photo. Une interview émouvante qui dessine pudiquement les contours d’une démarche à la fois nostalgique et poétique.

Avril Dunoyer - photographe

Avril Dunoyer, dont les travaux d’écriture et d’enseignement portent essentiellement sur le cinéma, nous parle aujourd’hui de sa pratique photographique. Amoureuse de la photo argentique, elle en sublime les défauts et les contraintes. Cela ne l’empêche pas d’apprécier les qualités techniques et économiques du numérique. Ses sujets sont variés, imprévisibles. Sans a priori, elle refuse la partition entre photo d’art et de reportage, et poursuit ses travaux personnels tout en travaillant à la commande pour des particuliers ou des entreprises. Si vous la croisez dans la rue, ne vous retrournez pas, elle adore prendre en photo les gens de dos.

Avril, comment et quand es-tu venue à la photo ?

Avril Dunoyer : A quinze ans, au lycée, j’avais des cours de photo et de cinéma. Mais c’était plutôt la théorie qui m’intéressait. A la Sorbonne ensuite, j’ai appris à développer et tirer, à monter des petits films en Super 8. Je photographiais beaucoup, en argentique évidemment à l’époque puisqu’on était au milieu des années 90, toujours en noir et blanc.

Photo argentique

Photo argentique prise en 2011 avec un
Pentax et une pellicule 125 Asa
Photo numerique

Photo numérique (Canon 550D) à
1600 ISO (en 2011)

J’avais une confiance totale en la photographie, en sa capacité à restituer bien plus que l’image : l’atmosphère, l’air, le mouvement, les sentiments

Quels étaient tes sujets à l’époque ?

Avril Dunoyer : Paris, la ville, mais aussi beaucoup de gens, autour de moi. Puis la campagne d’où je venais. J’essayais de capter des petites choses qui m’émouvaient : une lumière entre deux portes, la texture d’un rideau à contre-jour, un parquet éclaboussé de soleil. J’avais une confiance totale en la photographie, en sa capacité à restituer bien plus que l’image : l’atmosphère, l’air, le mouvement, les sentiments. Puisque j’aimais ce que je photographiais, je n’avais nul doute que cette affection serait prise dans l’image au même titre qu’un motif visible. Pendant des années, j’ai continué à photographier comme ça, pour moi. J’utilisais un petit Pentax acheté d’occasion boulevard Beaumarchais, avec un zoom et une optique fixe de 50 mm qui reste ma préférée.

Photo argentique

Photo argentique (2006, Pentax avec film
400 ASA)
Photo argentique

Photo argentique (2009, Pentax, 400 ASA)

Comment la photo est-elle devenue une activité professionnelle ?

Avril Dunoyer : Ces deux dernières années, j’ai commencé à réaliser des portraits sur commande. Comme ça devenait plus régulier, je me suis équipée en numérique puis avec un nouvel argentique, un Canon 500 qu’une amie m’a donné. J’ai installé un labo de tirage chez moi et j’ai commencé à professionnaliser cette activité. Maintenant je travaille pour des particuliers, comédiens, boutiques, cafés, sites web… Je fais toujours du portrait mais aussi des reportages déco, design, architecture. Et je vends mes tirages argentiques et numériques.

L’appareil argentique, ça fait tellement longtemps que je l’utilise que c’est comme le prolongement de mon bras

Tu es réputée pour être une inconditionnelle de la photographie argentique. Pourquoi cette préférence ?

Avril Dunoyer : C’est délicat comme question. L’appareil argentique, ça fait tellement longtemps que je l’utilise que c’est comme le prolongement de mon bras. Je sais exactement comment il se comporte, ce que ça va donner, ses limites et ses défauts. Je fais mes réglages d’instinct, je réfléchis très peu lors de la prise de vue. Le tirage ensuite est une surprise. Toujours. La photo met du temps à venir, on la travaille, on la cherche. Et puis soudain elle est là, riche et épaisse de ce temps qu’on a passé à l’attendre. Précieuse aussi parce que rare : une pellicule fait 36 pauses. Donc on ne se place pas de la même façon avec l’appareil, on est plus précis dans nos mouvements, on cadre avec attention. J’aime la chorégraphie propre à l’argentique, armer, cadrer, shooter, le bruit de l’appareil.

Photo argentique - Avril Dunoyer - net/flou

Photo argentique (2011, Canon 500, 125 ASA)
Photo argentique couleur - Avril Dunoyer - intérieur

Photo argentique (2011, Pentax, 400 ASA)

Est-ce également une question de rendu de l’image ?

Avril Dunoyer : La texture argentique est évidemment différente. Elle me touche parce que la matière photographique est là, débordant l’image. Il ne s’agit pas d’un fétichisme de la trace mais d’une iconicité plus affirmée, d’une présence joyeuse de la matière. Enfin, lorsque je tire une photo argentique, elle est unique. Je ne referai jamais deux fois la même. Quand je la signe et la colle sur un mur, c’est un objet tout à fait propre à lui-même. Là aussi la photographie argentique se distingue de l’image, au sens numérique, « multi-support ». Ce qui est assez drôle quand on pense à ce que disait Walter Benjamin de l’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique : la notion d’oeuvre se dissout quand celle-ci peut se reproduire à l’infini, sur le principe photographique. Mais Benjamin ne tirait certainement pas de photos avec un petit agrandisseur Durst allergique à la poussière !

Photo argentique - autoportrait - Avril Dunoyer

Autoportrait en argentique (2009, Pentax,
400 ASA)
Photo argentique Avril Dunoyer

Photo argentique (2011, Canon EOS,<
125 ASA)

Mais l’argentique est techniquement terriblement contraignant…

Avril Dunoyer : Une pellicule argentique a une sensibilité définie, c’est un paramètre inamovible. On agit donc seulement sur la vitesse et le diaphragme. Cette contrainte ouvre sur une liberté plus grande, paradoxalement. Un cadre restreint offre un sol plus solide à la création. En numérique, tous les paramètres peuvent bouger à chaque vue. C’est difficile de repenser tous les réglages à chaque fois et on est beaucoup plus dans la technique. Je préfère me concentrer sur ce que je vois.

L’urgence et la temporalité argentiques définissent pour moi la photographie. Et aucun appareil numérique ne pourra reproduire le clic-clac de mon Pentax

Quelles sont les autres différences entre argentique et numérique ? Le grain de l’argentique est très particulier par exemple…

Avril Dunoyer : Le grain n’est pas une donnée suffisante pour parler de cette différence fondamentale, du moins en ce qui concerne mon travail. D’abord on ne prend pas les mêmes photos car en numérique on shoote et re-shoote alors qu’en argentique on est plus précis, on y va à l’économie. La matière, le grain sont différents. D’autre part, les possibilités de retouches ne sont pas les mêmes. Je travaille ma lumière à l’agrandisseur mais je ne peux pas toucher à l’essence de la photo, de ce qui est là devant moi. En numérique, je peux transformer n’importe qui en Marylin Monroe. C’est donc un rapport différent à la vérité et à la présence. Et le temps s’inscrit différemment dans la procédure. En argentique, c’est là, ou pas. Et on le découvre longtemps après la prise de vue. En numérique, je vois tout de suite, je peux refaire. Au tirage c’est l’inverse : ça va très vite, quelques secondes, la photo est dans le révélateur, c’est fini. En numérique par contre, je peux défaire et refaire pendant des heures. L’urgence et la temporalité argentiques définissent pour moi la photographie. Et aucun appareil numérique ne pourra reproduire le clic-clac de mon Pentax.

Quel type de pellicule utilises-tu ?

Avril Dunoyer : J’utilise beaucoup d’Ilford noir et blanc. Pour la couleur, la Kodak ou la Fuji selon mes besoins (couleurs plus ou moins chaudes). Avant j’aimais bien le grain, je prenais de la 400 sans réfléchir. Maintenant j’affine : beaucoup de 125, récemment j’ai testé une 50 ASA, résultat magnifique. Ca oblige à soigner sa lumière mais mon objectif Canon ouvre à 1 (et c’est un zoom – personne ne me croit, mais c’est vrai).

Photo argentique Avril Dunoyer - platine vinyle

Photo argentique, Pentax, 800 ASA
Photo argentique Avril Dunoyer - platine vinyle 2

Photo argentique, Pentax, 800 ASA

La pellicule se trouve partout, l’argentique n’est pas encore mort !

On trouve encore facilement ces pellicules ?

Avril Dunoyer : La pellicule se trouve partout, l’argentique n’est pas encore mort ! Je trouve mon matériel chez Prophot, rue Condorcet, maintenant que Müller a fermé, à mon grand désarroi (c’est chez lui, rue des Plantes, que j’ai acheté mon premier matériel. Il a sauvé mon Pentax agonisant, m’a beaucoup conseillée, il a pris sa retraite, je me sens un peu orpheline).

Et reste-t-il de bons laboratoires de développement ?

Avril Dunoyer : Il y a de très bons labos à Paris, comme par exemple Processus ou Imaginoir, qui travaille à l’ancienne. Négatif + s’est beaucoup amélioré ces dernières années, je travaille souvent avec eux, même pour des tirages argentiques trop grands pour mon petit labo (je dirais même que c’est leur meilleur boulot, l’argentique). Et je tire aussi moi-même mes photos en noir et blanc jusqu’au 24×36, sous un éclairage rouge.

Photo numérique - Avril Dunoyer

Photo numérique (2011, Canon 550D,
320 ISO)
Photo numérique - Avril Dunoyer

Photo numérique (2011, Canon 550D, 100 ISO)

L’argentique, c’est cher, surtout depuis que cette technique presque bicentenaire est réduite au rang de niche. D’autant que les photos ratées sont quand même payées. Comment gères-tu cela ? Ça ne rogne pas tes marges ?

Avril Dunoyer : Je facture mes frais. Et pour mes travaux personnels, je fais des choix. Je consomme peu. Mais ça, c’est comme les livres, c’est un poste qui ne souffre pas d’économies – on s’était dit ça avec un ami, il y a 15 ans, je m’y suis tenue, pour l’instant je n’ai pas fait banqueroute.

Le labo scanne les négatifs. En général c’est mal fait, je râle et je retouche comme je peux pour pouvoir montrer quand même mes photos argentiques sur le web

Scannes-tu tes photos pour faire de la retouche ?

Avril Dunoyer : Le labo scanne les négatifs. En général c’est mal fait, je râle et je retouche comme je peux pour pouvoir montrer quand même mes argentiques sur mon site Web (Avril Dunoyer Photographies). C’est pour ça que les argentiques présentes sur mon site (il y en a beaucoup) ne sont que de pâles copies des originaux. Certains labos font ça très bien mais c’est trop cher pour moi (et pas forcément nécessaire – par définition une photo argentique a besoin d’être tirée pour être vraiment visible).

Techniquement parlant, la résolution des capteurs numériques a largement dépassé celle d’une pellicule 24 x 36. Est-ce un problème pour toi ?

Avril Dunoyer : C’est vrai la résolution est inférieure. Mais ce n’est pas une question de résolution, mais de matière, de présence et de temporalité. Donc non, ce n’est absolument pas un problème.

Sans le numérique, je ne pourrais pas vivre de mon travail

Alors finalement, Avril, que penses-tu du numérique ?

Avril Dunoyer : J’ai un Canon 550D et je passerai certainement à la gamme supérieure, le 5D. Mais c’est une question d’objectifs plus que de boîtier. Et les objectifs Canon et Sigma s’adaptent indifféremment sur les deux types de boîtiers, s’ils ne sont pas trop anciens. Donc j’ai plusieurs objectifs, fixes et zoom, que j’adapte sur mes boîtiers. Je ne pense que du bien du numérique. Sans le numérique, je ne pourrais pas vivre de mon travail. Ainsi je peux photographier tout le temps, en général je me balade avec les deux. La photo reste une surprise et je découvre chaque jour de nouvelles possibilités, notamment en post-production.

Photo argentique - Avril Dunoyer

Photo argentique (2011, Pentax, 125 ASA)
Photo numérique - Avril Dunoyer

Photo numérique (2010, Canon 550D, 100 ISO)

Quel type de photos aimes-tu prendre ?

Avril Dunoyer : C’est difficile à dire. J’ai remarqué, ce n’était pas volontaire, que je photographie beaucoup les gens de dos ou de trois-quarts dos (quand je shoote sur le vif, dans la rue ou ailleurs). Il y a une distance, une réserve dans mes photos – qui perdure même dans mes portraits, légèrement rêveurs ou flottants. Je n’aime pas imposer mon appareil, entrer par effraction dans le réel. Je ne pourrai pas prendre une photo douloureuse et m’en aller, par exemple (un SDF par terre, quelqu’un qui est mal, un photographe célèbre a pris une gifle comme ça une fois et je trouve ça très bien, on n’est pas au zoo, on ne vole pas des images aux gens). Quand je photographie de dos, je regarde quelqu’un regarder quelque chose qui peut parfois rester hors-champ. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont cette personne se tient dans le monde, le rapport entre cette silhouette et son environnement, dévoiler la solitude de tout être. Pour paraphraser Jean-Luc Godard, photographier « non pas les gens, mais ce qu’il y a entre les gens ».

J’ai remarqué que je photographie beaucoup les gens de dos ou de trois-quarts dos

Avril Dunoyer : A part ça, je photographie au gré des balades dans la ville ou la campagne (ma série Walking). Et j’ai entamé une collection d’éléments que je vais monter en séries à l’accrochage (un lieu sous diverses lumières, comme les Cathédrales de Monet si tu veux ; ou sous divers angles, ou des fragments sous divers motifs : sols, murs, ciels. Ce seront des séries de trois à neuf photos en grands formats, que j’appellerai Montages. Mais je commence aussi à mettre en scène mes photos avec des comédiens, pour une série Fictions. Je prépare d’ailleurs avec une amie comédienne une installation qui mêlera photographie et théâtre. Je suis sensible aux atmosphères, aux lieux et à l’énergie qui les traverse, j’aime beaucoup photographier les lieux de création, les ateliers, plateaux, scènes, capter la création en acte, pas forcément dans le geste mais parfois dans l’attente, la contemplation (comme dans ma série Picturing Art).

Photo numérique - Avril Dunoyer

Photo numérique (2011, Canon 550D,
1000 ISO)
Photo argentique (2011, Canon 500, 125 ASA)

Photo argentique (2011, Canon 500, 125 ASA)

Et quel type de photos te demandent tes clients ?

Avril Dunoyer : On me demande beaucoup de portraits, j’ai commencé en photographiant des enfants, des familles, je le fais toujours. Je réalise des books pour des comédiens, j’essaie de proposer des choses différentes de ce qu’on voit d’habitude, notamment en utilisant l’argentique noir et blanc. Je photographie aussi des appartements (notamment pour l’agence A la carte Paris), des éléments d’architecture, de déco.

Il n’y a pas de « mauvais sujet » ou de mauvaise place pour un photographe, il n’y a que de bonnes ou de mauvaises photos

Avril Dunoyer : Je ne sais pas si j’ai un style mais je n’ai pas de « genre » ou de catégorie privilégiée, je photographie tout ce qu’on me demande avec tout le soin possible, qu’il s’agisse d’une boîte d’allumette ou d’un congrès avec trois cent personnes. Cela m’oblige à progresser aussi, à trouver des solutions d’éclairage, à mieux maîtriser mon matériel ou des logiciels de retouche. Je connais des photographes qui ne font que du book ou de l’événementiel, d’autres qui ne veulent être qu' »artistes » et exposer sans frayer avec la plèbe des photographes de mariage. Je pense au contraire qu’il n’y a pas de « mauvais sujet » ou de mauvaise place pour un photographe, il n’y a que de bonnes ou de mauvaises photos, quelle que soit leur destination. Je déteste l’expression « photographie d’art », vieillotte et absurde. Quand on me demande une photo, je n’essaie pas d’imposer mon regard mais d’entendre ce qu’on a envie de voir, et de le faire. Il y a mon regard, celui de l’autre, et ça fait un plan.

A chaque fois je tombe des nues qu’on puisse aimer une de mes photos au point de la vouloir sur son mur

Enfin, je commence à vendre mes tirages, des photos que les gens choisissent en les voyant passer sur Instagram. Je les tire, je les encadre et on les accroche. A chaque fois je tombe des nues qu’on puisse aimer une de mes photos au point de la vouloir sur son mur, de l’avoir tout le temps sous les yeux.

Quels sont tes photographes préférés ?

Avril Dunoyer : Il y en a beaucoup mais les deux photographes auxquels je pense le plus en ce moment sont William Eggleston et Alix Cléo-Roubaud. Il y aurait beaucoup à en dire et ce sont des photographes très différents. Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est la façon dont ressurgit dans leur travail un geste pictural qui va passer par le dessin ou le pinceau lumineux. Quand la main du photographe est là autrement que pour appuyer sur le bouton. En 2009, Eggleston a présenté à la fondation Cartier des photos mises en regard de dessins abstraits, réalisés au feutre et au Stabilo. Les dessins, nerveux, colorés et plats, résonnaient avec les photos dans de fascinants petits montages où apparaissait mieux la qualité du support, matériel et plat, au détriment du sujet. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup et que je tente en ce moment sur des supports uniques – une seule feuille où voisinent une photo et un dessin, là où les oeuvres d’Eggleston étaient encore sur des feuilles séparées, produites à des moments différents. Alix Cléo-Roubaud ne révélait pas toujours l’ensemble de l’image sur la feuille, la travaillant au pinceau lumineux pour garder certaines zones blanches ou fondre l’image dans des traînées noires. Aussi, elle réalisait d’étranges et très belles surimpressions. Ici, la matérialité du travail photographique apparaît, il ne s’agit pas de garantir le réalisme de l’image, mais de rendre compte d’une réalité photographique, la matière apparaissant dans ses différents états, ses différentes strates, ses temps hétérogènes. Cela me touche beaucoup plus que les merveilleuses petites machines à fabriquer du faux que deviennent facilement les outils numériques.

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